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				|  DU BREVET AU BAC
 Préparation au brevet et au bac de français, philosophie et HLP
 
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		| Prépabac, examen2017 Administrateur
 
  
 
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				|  Sujet: Ecole Ionienne, Héraclite  Mar Déc 14, 2010 9:31 pm |   |   
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				| Héraclite d'Ephèse Philosophe grec
 [Philosophie]
 Né en -576
 Décédé en -480
 
 
 
 L'école Ionienne, Héraclite
 
 
 
 Fabien Crépet (Paul Valéry, Master II)
 Klèsis – Revue philosophique
 
 
 
 Lorsque l’on tente de déterminer la place d’Héraclite (env. 540-480 av.) d’Ephèse dans le
 scénario de la naissance de la philosophie, immanquablement de nombreuses difficultés
 surgissent. En effet, alors que, depuis l’Antiquité, les filiations entre philosophes [diadochè]
 sont assez fermement établies et reconnues comme par exemple entre Thalès et Anaximandre,
 Parménide et Zénon, ou Socrate et Platon, Héraclite est un « isolé » et cela malgré
 le fait qu’on le rattache couramment à la branche ionienne1, dont Thalès est à l’origine, par
 opposition à la branche italique de Pythagore. A cette place originale se superpose un
 caractère d’autodidacte, voire de présomptueux, car il ne se revendiquait d’aucun maître, ni
 disciples et s’exprimait de façon « obscure », ce qui lui valu ce surnom [
 dont
 atteste toute la tradition. De plus, comme c’est le cas chez les autres Présocratiques, sa pensée
 ne nous est connue que par une centaine de fragments transmis de façon aléatoire, grâce à de
 multiples citateurs de tous les courants philosophiques et de toutes les périodes, de Platon aux
 Pères de L’Eglise, en passant par les Stoïciens, sans parler des nombreux textes d’imitation et
 autres textes considérés comme apocryphes, qui témoignent de fortes résurgences
 héraclitéennes (traités hippocratiques et lettres du pseudo-Héraclite, d’ailleurs souvent peu
 exploités).
 C’est à partir de ces courants herméneutiques qu’au moins trois grands philosophes ont
 voulu faire ressurgir Héraclite et nous éclairer sur le vaste moment qui prélude à la naissance
 de la philosophie. Tout d’abord, Hegel pensait qu’Héraclite, postérieur à Parménide, avait
 prôné le non-être contre l’être de l’Eléate et faisait d’Héraclite son grand précurseur en
 s’exclamant : « Il n’est pas d’Héraclite une seule formule que je n’aie reprise dans ma
 logique ». Par la suite, si Hegel a eu une influence majeure sur l’essor des études
 présocratiques, et sur l’image d’Héraclite comme précurseur de la pensée logique et de la raison savante, cette image s’est estompée. Et c’est surtout à l’époque de Nietzsche que les
 études sur les Présocratiques et Héraclite se sont multipliées. Aux antipodes de la raison
 hégélienne, Nietzsche faisait aussi d’Héraclite son précurseur, en prônant l’intuition géniale
 de ce philosophe, à savoir la vision esthétique et tragique du perpétuel jeu du monde. Si Hegel
 décelait dans Héraclite, sa propre vision de la dialectique historique, Nietzsche y voyait une
 représentation tragique et artistique basée sur l’acceptation du caractère de jeu du monde. S’il
 est vrai, que Nietzsche était mû par un romantisme exacerbé lorsqu’il parlait des Grecs, il n’en
 reste pas moins que sa vision des philosophes préplatoniciens a mis en exergue un certain
 nombre d’aspects importants : mystique grecque, importance de Dionysos et Apollon, lien à
 l’art capital, qui ont donné également un formidable essor aux études antiques. Dans le même
 temps, les savants philologues d’Allemagne souvent conduits par un hégélianisme ou un
 positivisme latents, ont édités les principaux textes relatifs à la pensée présocratique, en
 particulier les Vorsokratiker de Diels et Kranz, offrant ainsi aux chercheurs une base de
 données essentielles, dont on se sert toujours aujourd’hui comme en témoigne la numérotation
 des fragments basés sur cette édition. Enfin, plus près de nous, c’est Heidegger, qui a tenté de
 renouveler notre vision des Présocratiques, par le concept d’oubli de l’Etre, Héraclite étant le
 précurseur de l’ontologie naissante, et pour Heidegger, peut-être le seul à avoir véritablement
 rencontré l’Etre dans la clairière de l’étant. En parallèle et en combinaison avec ces grandes
 interprétations philosophiques, les philologues et commentateurs n’ont eu de cesse de
 poursuivre les études sur les premiers penseurs, plaquant souvent leurs propres préjugés sur le
 mouvement de la philosophie naissante.
 Ainsi, selon les différentes époques, les différents climats, Héraclite (comme d’ailleurs
 plus généralement tous les Présocratiques) s’est vu considéré soit comme un savant en
 puissance dont la méditation balbutiante sur la nature préfigure la science moderne, soit
 comme un penseur accompli, dont la vision du monde nous échappe à jamais. En somme,
 tantôt les penseurs antiques se sont vu relégués au niveau de précurseurs trop archaïques,
 tantôt ils ont semblés surgir comme l’apothéose de la philosophie, un état à jamais perdu.
 Mais, plus proche de nous, et dans un climat moins passionné, de nombreuses études, en
 premier lieu celle de J.-P. Vernant4, nous éclairent sur le vaste moment de la naissance de la
 philosophie. Si, pendant longtemps, on a cru qu’il y avait passage du mythe au logos, le
 mythe étant la forme principale de la pensée présocratique, et le logos l’avènement de la
 raison platonicienne, dans une vue toute génétique, confinant les penseurs antiques dans un
 clair-obscur d’enfants de la pensée, il est aujourd’hui très clair que il y a eu passage d’un
 logos à un autre logos5. Le mythe étant d’ailleurs rien d’autre qu’un muthos-logos, (et Platon
 emploie parfois indifféremment les deux mots), c’est dire que le problème de la naissance de
 la philosophie n’est pas aussi simple et ne se laisse pas facilement encadrer dans des schémas
 commodes. Dès lors, les « révélations » que nous propose J.-P. Venant, ne sont pas sans
 conséquence sur la place et le rôle d’Héraclite, lui qui a érigé le logos comme objet ultime de
 la sagesse, et dont la pensée se superpose complètement à ce terme, plus encore que toute la
 philosophie antique qui n’aura de cesse de se le disputer. A côté de cette place majeure qui
 échoue à Héraclite en raison de cette perspective, une autre ambiguïté semble avoir été levée,
 en partie à cause des analyses de Heidegger. Les Présocratiques, ne sont pas tant les penseurs
 de l’Etre, que les penseurs de l’Un et du Multiple, et par là leur Logos n’est pas tant arc-bouté
 vers l’Etre que vers la résolution du problème de l’unité et de la multiplicité, du stable et du
 devenir6. Il est vrai que le passage de cette question à celle de l’Etre est complexe et subtil, et
 4 Mythe et pensée chez les Grecs, la Découverte, 1990.
 5 L. Couloubaristis, op. cit., p. 29, « 3.1, Une thèse erronée. »
 6 Après avoir rappelé la distorsion philologique que fait subir Heidegger au terme eonta, ne signifiant pas étants
 chez les présocratiques mais plutôt : « choses qui sont dans le présent. », L. Couloubaristis (op. cit. p. 42) écrit :
 « Enfin, attribuer aux philosophes ioniens, comme on le fait habituellement, une thématisation de l’expression
 
 Platon qui, dans ce paysage, se fait l’initiateur et le synthétiseur de cette double question ne
 facilite pas une vue limpide sur ces interrogations. Par là, se laisse encore dévoiler
 l’importance d’Héraclite dont l’interrogation majeure sur la phusis, l’a porté à la résolution
 par le Logos du problème de l’un et du multiple.
 Ainsi, cette double perspective : passage d’un logos à un autre, et interrogation
 fondamentale sur l’Un et le Multiple, plutôt que sur l’Etre, confère à Héraclite un rôle, un
 statut primordial pour la compréhension du mouvement originaire de la philosophie. C’est
 dans cette perspective difficile que les pages qui suivent veulent s’inscrire. Pour autant, il ne
 s’agira pas pour nous de répondre complètement à la question du rôle d’Héraclite dans
 l’émergence de la philosophie, ni de donner une vue exhaustive de ce que pouvait être son
 logos, mais nous tenterons plutôt de nous attacher, par le truchement d’une histoire (la leçon
 silencieuse du cycéon appartenant à la tradition héraclitéenne), à faire jaillir deux aspects
 saillants de sa pensée : d’une part son versant politique, comme les textes nous invitent à le
 faire, mais aussi son versant religieux (mystérique), qui semble ressurgir à travers les
 anecdotes relatives au cycéon. Ces deux versants, nous ne prétendons pas les exposer
 complètement, mais nous tenterons de retrouver derrière le caractère légendaire de ces textes,
 une image d’Héraclite. Pour approcher la question très controversée de la place et du rôle
 d’Héraclite dans le courant Présocratique7, nous examinerons celles-ci : Quel est le rapport
 d’Héraclite à la politique et à la religion à travers l’histoire du cycéon ? Qu’est ce que cette
 histoire nous révèle sur le penseur sibyllin8 ?
 
 II
 
 Pour tenter de résoudre ces questions, ou tout du moins de s’en approcher le plus possible,
 nous nous proposons d’examiner et de partir d’une ‘historiette’, rapportée par deux
 témoignages, et qui semble, à première vue, bien plus appartenir à la légende qu’à la réalité.
 Mais elles ne sont pas sans susciter des rapports vis-à-vis de fragments jugés authentiques, et
 qui véhiculent une image d’Héraclite qui nous incombe de sonder.
 Le premier de ces textes est celui de Thémistius, dans de la vertu, il raconte l’histoire
 suivante :
 Les Ephésiens étaient habitués au luxe et au plaisir, mais quand on leur déclara la guerre, leur ville
 fut encerclée et assiégée par les Perses. Cela ne les empêcha pas de continuer à se divertir selon
 leur habitude. Mais les vivres viennent à manquer dans la ville. Et quand la faim se fit plus
 pressante, les habitants se réunirent pour délibérer afin de savoir ce qu’il convenait de faire pour
 que la nourriture ne fît pas défaut ; mais personne n’osa leur conseiller de mettre frein à leur vie
 facile. Comme ils étaient tous rassemblés à ce propos, un Homme du nom d’Héraclite prit un
 gruau d’orge, le mélangea avec de l’eau, et, assis par terre, le mangea. Ce fût une leçon
 silencieuse pour tout le monde. L’Histoire dit que les Ephésiens comprirent aussitôt la leçon et
 qu’ils n’en avaient pas besoin d’autre ; ils s’en allèrent convaincus d’avoir à réduire leur vie
 luxueuse, pour que la nourriture ne vînt pas à manquer. Quand leurs ennemis surent que les
 Ephésiens avaient appris à vivre modérément et qu’ils prenaient leur repas comme le leur avait
 conseillé Héraclite, ils levèrent le siège et, bien qu’ils eussent été victorieux par les armes, ils
 levèrent le camp face à l’orge (Kykéon) d’Héraclite. (Trad. J.-P. Dumont, Les écoles
 présocratiques, Gallimard, 1991, p. 54).
 Plutarque rapporte également cette histoire, avec quelques variantes dans Du trop parler :
 « Ceux qui parviennent à exprimer ce qu’il faut par geste symbolique et sans user de la parole, ne
 sont-ils pas loués et admirés particulièrement ? Ainsi, Héraclite, priés par ses concitoyens de faire
 une proposition pour ramener la concorde, monta à la tribune, prit une coupe d’eau froide, y jeta
 de la farine d’orge, remua le mélange avec un brin de menthe, le but et s’en alla. Par là il leur fit
 voir que se contenter de ce que le hasard offre et savoir se passer du luxe maintient les cités dans
 la paix et la concorde ». (Trad. J.-P. Dumont, p.54)
 Observons donc les différences et affinités entre ces deux textes. Tout d’abord, le texte de
 Thémistius est plus long et détaillé que celui de Plutarque. En effet, Thémistius le situe dans
 un contexte historique précis : les Ephésiens sont assiégés par les Perses ; chez Plutarque cet
 aspect est éludé au profit d’une exemplification de l’admiration portée aux gestes
 symboliques et à la parole ‘lapidaire’, brève. L’histoire d’Héraclite surgit chez Plutarque
 comme modèle d’expression symbolique, digne d’admiration. Par contre, si la guerre contre
 les Perses9 n’est pas mentionné chez Plutarque, Héraclite ‘est prié’ très précisément de
 ramener la concorde, ce qui suggère toutefois un contexte polémique, de guerre ou de conflit
 interne.
 Chez Thémistius, Héraclite n’est pas ‘encouragé’ par ses concitoyens, mais il surgit lors de
 la réunion commune et donne « sa leçon silencieuse ». Thémistius accentue largement le
 comportement inconstant des Ephésiens, qui continuent à se divertir alors que la guerre est à
 leurs portes. Et Héraclite surgit à ce moment là, lorsque les hommes se retrouvent dans
 l’embarras à cause de leurs comportements. Chez Plutarque, Héraclite est invité à prendre la
 parole, à donner sa leçon, ce qui suggère d’ailleurs qu’il était déjà reconnu des Ephésiens
 comme un homme important, à même de les conseiller. Alors, que chez Thémistius, la leçon
 d’Héraclite, qui est dans les deux cas sensiblement comprises de la même façon, mais
 présentée différemment, relève de l’audace d’Héraclite. Précisément Héraclite est celui qui
 ose mettre les Ephésiens devant leur inconstance. Thémistius accentue par là le caractère
 Par ailleurs, selon Diogène Laërce (liv. IX, 13) et Clément d’Alexandrie (Stromates, I, 65) : « Héraclite, fils de
 Blyson, convainquit le tyran Mélancomas de quitter le pouvoir. Lui-même méprisa l’invitation du roi Darius de
 se rendre en Perse ». Héraclite aurait donc bien méprisé le roi des Perses, comme en témoigne les lettres du
 pseudo-Héraclite, cité par Diogène (p.1056). Notons aussi qu’historiquement, Darius fût roi de 522-486 av. Il
 reconstitua l’empire de Cyrus, conquit le Pendjab à l’est et, à l’ouest, la Thrace et la Macédoine, mais fut vaincu
 par les Grecs à Marathon (490 av.)
 audacieux d’Héraclite, qui s’oppose aux habitants qui vivent dans le luxe. Il est celui qui
 prend le risque et rend évident par l’acte, ce que tout le monde pense tout bas. La mise en
 scène de Thémistius suggère plutôt qu’ il est l’homme du peuple, le sage plein de bon sens qui
 surgit du regroupement, dans la délibération bloquée, par le fait que personne n’ose dire ce
 qui est. Alors que, chez Plutarque, on pourrait presque dire qu’il lui confère en filigrane
 d’emblée un caractère aristocratique, une charge politique, il est l’homme du conseil, de la
 politique et de la délibération, vers qui les gens se tournent lorsque tout va mal, il est le sage à
 qui ont fait appel, pour son savoir politique.
 Mais dans les deux cas et c’est ce qui est important, c’est que Thémistius et Plutarque
 voient ici la même leçon. D’abord, qu’Héraclite soit prié de prendre la ‘parole’ (ce qu’il ne
 fait pas du reste) ou qu’il ose le faire, il le fait d’une façon silencieuse, sans parole justement,
 mais en agissant. Il est l’homme pratique qui sait se contenter de peu. Plutarque parle d’un
 geste symbolique : « la leçon silencieuse », et c’est exactement ce sens que comprend
 Thémistius, les deux, par ailleurs, accentuant différemment la réussite de cette leçon.
 Observons, maintenant plus précisément en quoi consiste ce geste. Que fait Héraclite ?
 Pour Thémistius, dont l’acte d’Héraclite surgit dans l’audace, il « prit un gruau d’orge, le
 mélangea avec de l’eau, et, assis par terre, le mangea ». Pour Plutarque, pour qui l’acte
 d’Héraclite advient après une requête politique de rétablir la concorde (l’omologia), il
 « monta à la tribune, prit une coupe d’eau froide, y jeta de la farine d’orge, remua le mélange
 avec un brin de menthe, le but et s’en alla ». On voit que l’acte est sensiblement le même
 mais pas complètement. Dans les deux cas, Héraclite prépare un repas, une mixture, ce qu’on
 appelle généralement un cycéon et le remue. Dans les deux cas, la mixture est remuée,
 mélangée, c’est d’ailleurs de ce mélange que le cycéon tire son nom : « Les Grecs appellent
 de ce nom une mixture formée par l’association d’un aliment solide, le gruau d’orge, avec un
 liquide : son nom vient de ce qu’il faut remuer  le mélange avant de l’absorber pour
 éviter la formation d’un dépôt des matières solides ». Que, dans nos deux textes, la boisson
 soit mélangée et qu’il s’agisse donc d’un cycéon, cela ne fait aucun doute, puisque tous deux
 insistent sur le fait qu’Héraclite mélange la boisson composée principalement de gruau d’orge
 et d’eau. Or le Cycéon de Thémistius est seulement composé de deux éléments : un gruau
 d’orge et de l’eau. C’est le cycéon de type rustique que définit A. Delatte dans son ouvrage :
 « Le gruau préparé à l’eau est un signe de frugalité et même de pauvreté ». Le second, celui
 de Plutarque, est composé de trois éléments : de l’eau froide, de la farine d’orge, et d’un brin
 de menthe, selon la traduction de J.-P. Dumont. Il s’agissait sans doute d’une plante
 aromatique, du type peut-être du « pouliot » , plante odorante assimilable à la
 menthe. Cette différence de recette est importante, car le cycéon au pouliot est la boisson
 rituelle absorbée par les mystes (initié ou futur initié), lors des cérémonies à mystères, comme
 à Eleusis ou à Déméter. C’est ce qui ressort, entre autres, des analyses de A. Delatte, qui cite
 l’anecdote qui nous occupe dans le vaste panorama qu’il dresse des différents textes médicaux
 et religieux, ayant trait aussi bien à la composition qu’au sens mystique de cette boisson.
 Retenons, ici, que le caractère frugal de la boisson est ce qui caractérise le cycéon d’Héraclite
 dans ces deux textes. Après avoir cité l’Hymne Homérique à Démeter, il conclut : « Nous retrouvons, ici le cycéon préparé à l’eau et assaisonné de pouliot que nous avons signalé chez
 Aristophane, chez les botanistes et dans la légende d’Héraclite. En raison de ce que nous
 avons dit plus haut et pour un autre motif que nous invoquerons plus loin, il est infiniment
 probable que telle était la composition du cycéon absorbé par les mystes ». Avant d’aller
 plus loin, sur cette mixture archaïque, observons les conséquences de l’action.
 Tout d’abord, dans les deux cas, Héraclite absorbe la boisson après l’avoir préparée. Pour
 Plutarque, Héraclite quitte la scène juste après avoir fait sa démonstration. Il part seul, sans
 doute, comme par un geste de mépris, lui que l’on reconnaissait orgueilleux et misanthrope.
 Selon l’histoire de Thémistius, tout le monde comprend la leçon, et ce sont les Ephésiens qui
 se dispersent, ensuite peu à peu. Chez Thémistius le geste est compris ; d’emblée, les
 Ephésiens en tirent la leçon subitement : ils savent qu’ils doivent abandonner leur vie
 luxueuse. Bien plus, selon la source de Thémistius (« l’histoire dit », preuve d’ailleurs qu’il
 s’agit d’une anecdote courante), le geste d’Héraclite fait forte impression sur l’ennemi : les
 Perses. Les conséquences et effets en sont même fulgurants : averti de l’acte d’Héraclite et de
 son exhortation à la modération, les Perses lèvent le camp ! La chute de l’histoire est
 présentée, semble-t-il, sous un mode métaphorique : les Perses fuient devant l’orge
 d’Héraclite. Mais, ce qui est intéressant dans la description de Thémistius, c’est justement la
 portée symbolique qu’il attribue, au geste silencieux, à l’orge, le cycéon qui semble, au-delà
 de l’audace d’Héraclite, faire fuir les Perses. L’effet est complètement magique. Du coup,
 l’histoire de Thémistius en conclut que, malgré leur défaite par les armes, les Ephésiens
 avaient vaincus par l’orge d’Héraclite, symbole de sa sagesse. On peut penser que cette
 histoire, en particulier la deuxième partie dans son versant romancé, participe d’une littérature
 qui visait à réconforter les gens de leur déshonneur dans leur bataille perdue, sur un mode
 humoristique, cherchant aussi à accentuer le caractère politique du sage, à susciter
 l’enthousiasme par la réussite démesurée de son action.
 La version plus concise de Plutarque ne nous indique pas que la leçon a été comprise, alors
 que Thémistius y insiste. C’est la différence essentielle. Si le geste d’Héraclite est interprété
 aussi comme une leçon de modération : « il fit voir que se contenter de ce que le hasard offre
 et savoir se passer du luxe maintient les cités dans la paix et la concorde », Plutarque n’est
 pas certain de la réussite effective de la leçon d’Héraclite, et cette histoire illustre plutôt la
 force du symbole et de l’économie de mot. Du coup, la leçon n’a pas autant le goût pratique
 que celle de Thémistius, mais elle reste nettement politique, et insiste aussi sur le caractère
 frugal et ascétique de la leçon : « Se contenter du hasard et refuser le luxe », telle est la
 recette d’Héraclite, selon Plutarque. Cette recette est également celle d’une bonne politique
 car elle préserve la meilleure entente entre les hommes.
 En raison de ces considérations, la version de Plutarque apparaît donc plus probante, en
 accord avec les fragments 1 et 50, où Héraclite reproche aux hommes de ne pas l’entendre, ni
 lui, ni le Logos :
 
 « Quant à ce logos qui est éternellement, les hommes sont éternellement incapable de le comprendre,
 aussi bien avant d’en avoir entendu parler, qu’après en avoir entendu parler pour la première
 fois. »16(fr. 1, trad. Pradeau, version abrégée) et : « A l’écoute, non de moi-même, mais du Logos, il
 est sage de reconnaître que tout est un » ( fr. 50, trad. Jeannière)17.
 Dès lors, la version de Thémistius, apparaît en trop gros désaccord avec les fragments,
 donc improbable. Elle semble relever d’une caricature, prenant le contre-pied de la véritable
 histoire, à savoir qu’Héraclite n’était pas entendu. La version de Plutarque s’avère donc plus
 convaincante.
 
 III
 
 Ainsi, même si ces anecdotes relatent la même histoire, plusieurs subtilités apparaissent :
 dans la recette même du cycéon et également dans les conséquences du geste. Héraclite étant
 entendu et compris chez Thémistius, et dans la version plus réservée de Plutarque, seulement
 digne de louange pour son geste symbolique et silencieux. Ces subtilités, les commentateurs
 ne les prennent généralement pas en compte, considérant plutôt que ces deux textes découlent
 directement du Fragment 125, de Théophraste, disciple d’Aristote et chef de l’école
 péripatéticienne, intitulé Du vertige :
 « Même le cycéon
 se désagrège, s’il n’est pas agité Examinons donc d’abord en quoi ce fragment jugé authentique passe pour être la source
 des histoires de Plutarque et Thémistius. Tout d’abord, la filiation avérée entre Aristote et
 Théophraste, laisse suggérer ce qui peut apparaître comme l’héritage aristotélicien de l’image
 d’Héraclite. Théophraste passe pour avoir tenté une analyse psychologique d’Héraclite19, en
 insistant sur le rôle de la bile noire, comme cause du génie de certains hommes. Cette
 interprétation de Théophraste relève sans doute du Problème XXX20, qui traite des hommes de
 génie et de la mélancolie, et est généralement attribué à Aristote. Nos deux histoires, donc,
 hériteraient de cette tradition d’interprétation psychique et physiologique de la nature
 d’Héraclite, à partir d’une mise en exergue du rôle de la bile noire dans la mélancolie, par
 Aristote, relayée par la tentative d’analyse psychologique de Théophraste. Ce qui est un
 excellent argument pour considérer que l’image d’Héraclite véhiculée dans les anecdotes
 relève en fait de la conception aristotélicienne.
 Un second argument en faveur d’un héritage aristotélicien réside dans le caractère
 « silencieux » de l’acte d’Héraclite. En effet, Aristote nous rapporte une anecdote à propos de Cratyle l’Héraclitéen, auquel Platon a consacré un ouvrage. On sait que Cratyle soutenait la
 théorie du flux universel, du mouvement perpétuel. On sait aussi qu’il était avare de mot, par
 le dialogue même de Platon, et qu’il soutenait une thèse naturaliste des noms, à savoir que
 chaque mot est en rapport direct avec ce qui l’exprime21. Le portrait de Cratyle dressé par
 Platon est en fait largement repris et caricaturé par Aristote. Celui-ci nous rapporte à propos
 de Cratyle qu’il « croyait qu’il ne faut rien dire, et bougeait seulement le doigt »22. Le silence
 de Cratyle est devenu légendaire dans l’antiquité, depuis cette fameuse anecdote. La réduction
 au silence s’est alors diffusée comme un caractère proprement héraclitéen, comme en
 témoigne l’accentuation de cet aspect dans nos deux anecdotes : « la leçon silencieuse ».
 Néanmoins, Aristote use de prudence lorsqu’il traite d’Héraclite, comme le souligne B.
 Cassin23, en citant à l’appui Métaphysique, ., 3, 1005 b23-26 : « il est impossible que qui que
 ce soit soutienne que le même est et n’est pas, comme certains pensent qu’Héraclite le dit ;
 car il n’est pas nécessaire que ce que quelqu’un dit, il le soutienne aussi ». Cette remarque
 montre qu’Aristote était franchement sensibilisé à la distance entre Cratyle et Héraclite, le
 premier n’étant en fait que le disciple le plus extrême du second24. De plus, il faut considérer
 que, depuis le dialogue de Platon, Cratyle a été rejeté du côté de Protagoras et des sophistes,
 et c’est d’ailleurs cet aspect que met en exergue B. Cassin. Le silence de Cratyle, comme le
 bavardage des sophistes, est insoutenable pour la philosophie que prônent Platon et Aristote.
 Socrate dit à Cratyle à la fin du dialogue : « Va au champs ! D’ailleurs Hermogène t’y
 accompagnera » (440 e). Pour B. Cassin, cela signifie qu’avec le Logos : « il ne s’agit pas
 seulement d’émettre ou d’écouter des sons, mais de dire quelque chose et de connaître, si le
 langage doit dire ce qui est, que ce soit par nature ou par convention, pour Socrate comme
 pour le Cratyle conséquent d’Aristote, la position héraclitéenne est insoutenable c'est-à-dire
 muette : vacance philosophique, loin de l’agora, dans le vide de la
 campagne »25. L’interprétation de B. Cassin conduit à reconnaître qu’en un sens, dans son
 rapport à la sophistique, le Cratyle de Platon est déjà aristotélicien, de sorte que sa conclusion
 vient opposer une jeunesse cratyléenne de Platon, c'est-à-dire la croyance en la possibilité
 d’une adéquation entre le mot et la chose selon une justesse parfaite, à un âge aristotélicien
 qui impose « un non moins idéaliste silence ». Dès lors, si le silence de Cratyle relève de la
 sophistique c’est « qu’il y a deux façons symétriques et liées de se passer de l’être : soutenir
 jusqu’au silence ou jusqu’au bruit que le langage, c’est l’être »26.
 Que doit t-on tirer de ces considérations ? Et bien il semble indéniablement que les deux
 anecdotes nous mettent sur la piste d’une antique vision d’Héraclite, dont la représentation
 passerait par la tradition du silence Cratyléen, mis en exergue par Aristote, qui accentue, tout
 en les modifiant, les analyses platoniciennes. Théophraste qui cite le fragment 125, se ferait le
 relayeur de la vision d’Aristote, qui échouerait dans nos deux anecdotes où le silence
 héraclitéen fait forte impression.
 Or, ce qui ne manque pas d’étonner, c’est que si le silence de Cratyle est interprété par
 Platon et par Aristote, comme un acte absurde et sophistique ; il prend dans nos anecdotes un
 caractère nettement moins péjoratif, positif même, puisque la leçon silencieuse conduit les
 Ephésiens à abandonner le luxe. En particulier, chez Plutarque, où ce silence symbolique est précisément mis en exergue par la question qui guide la citation : s’exprimer peu, voire sans
 mot (l’histoire en montre l’exemple) est digne de louange. Dès lors, si Théophraste récupère
 sans doute une antique image de l’héraclitéisme, fruit des considérations platoniciennes et
 aristotéliciennes, en prenant un tour nettement plus stoïcien, la référence au silence n’est pas
 comprise dans nos anecdotes (surtout celle de Plutarque) comme un geste absurde de vacance
 philosophique, mais comme un acte admirable dont l’effet politique se fait directement
 ressentir. Il y a donc, dans ces anecdotes, comme un retour positif à l’héraclitéisme, une
 valorisation (d’influence stoïcienne) du sage, ce qui s’explique par le fait que Théophraste et
 les Stoïciens ont récupérés à leur compte de nombreux éléments héraclitéens (en particulier
 « le feu » comme principe divin et « la mixture », le mélange des éléments dans le devenir), et
 Plutarque, le néo-platonicien, n’est pas non plus étranger à ces doctrines. Du coup, l’image du
 sage politique qui transparaît à travers ces deux anecdotes, relève sans doute bien plus du
 moule du sage stoïcien que de celui du sage archaïque. La notion de Kairos, du moment
 opportun, (et Héraclite surgit chez Thémistius « au moment où il faut ») étant également très
 stoïcienne.
 Mais revenons au contexte du fragment 125. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser
 Théophraste ne cite pas Héraclite dans le contexte d’une analyse physiologique, mais dans un
 contexte complexe, physique à propos des vertiges provoqués par la vision. Précisément, il
 explore cette question :
 « [1] Pourquoi, que les yeux tournent en rond ou soient immobiles, éprouve-t-on la même
 sensation ? Car c’est absurde venant de causes contraires. [II] La raison du vertige […] dû à
 l’attention et à la fixation est que le repos décompose les choses que le mouvement préserve […]
 décomposées et séparées, les parties lourdes pèsent fort et produisent le vertige. Car les parties qui
 se meuvent par nature de tel mouvement particulier, se conservent aussi grâce à lui. Sinon comme le
 dit Héraclite « même la mixture se décompose quand elle n’est pas mue ». [VII] Or, comme nous
 l’avons dit, il faut qu’elles soient ensemble ».
 Les difficultés liées à l’ensemble du texte qui circonscrit la citation sont nombreuses, et les
 traductions différent assez largement. On peut comprendre le fragment comme suit : « La
 mixture, comme le dit aussi Héraclite, si on ne l’agite pas s’arrête » proposent : « Et lui-même le cycéon, se défait quand on le tourne. »28, Pradeau 29 : « le
 Cycéon aussi se décompose s’il n’est pas remué ».
 On le voit les différentes traductions diffèrent dans le texte grec entre l’acceptation ou pas
 Remarquons tout d’abord que la citation vient s’inscrire dans une question
 oculaire et sur la nature des causes30. L’exposé consiste à résoudre l’opposition paradoxale
 entre causes contraires, dans le domaine des impressions oculaires. Or, la démonstration
 consiste à reconnaître la nécessité du mouvement comme principe de conservation. C’est pour
 illustrer cette thèse qu’Héraclite est cité. Du coup, malgré les divergences de point de vue sur
 ce fragment, le consensus consiste à reconnaître ici, « dans le cycéon remué », que Héraclite
 est impliqué par sa conception de la théorie du flux universel, du changement continu, d’un
 état en un autre. Changement qui assure la pérennité du monde (fr. 30 et fr. 31), par le
 balancement incessant des contraires. La résolution des contraires, cette « absurdité »,
 Théophraste la justifie par sa référence au cycéon d’Héraclite. Selon Pradeau, il faut rattacherla phrase d’Héraclite aux fragments qui valorisent le changement, « ceux qui établissent le
 caractère changeant de l’ensemble de la réalité. L’exemple du cycéon permettrait ainsi
 d’illustrer la thèse selon laquelle c’est en changeant et en étant « agitées » que les choses
 perdurent ou conservent une forme relative d’identité »31. Cette interprétation semble être
 juste, et Pradeau l’inscrit d’ailleurs contre les commentateurs qui, à partir des anecdotes cités
 dans la partie I, ont insisté sur le caractère moraliste du geste d’Héraclite. Et il vrai qu’une
 telle image se laisse facilement déduire de nos anecdotes. Mais le caractère moraliste
 d’Héraclite ne semble pas s’imposer complètement, il est plutôt le fruit de préoccupation
 stoïcienne, voire moderne32. Par ailleurs, Pradeau juge aussi que ces documents sont
 biographiquement très partiaux et dépendent de ce fragment de Théophraste. Enfin, il
 reconnaît, comme nous l’avons vu, que « dans les deux cas, le geste d’Héraclite est compris
 comme une invitation muette mais on ne peut plus explicite à la sobriété : les Ephésiens sont
 assiégés ? Il leur suffira de se nourrir de peu pour survivre ». Néanmoins, Pradeau propose
 alors de voir, dans la signification éthique et politique des anecdotes de Plutarque et
 Thémistius, un argument envers la signification éthique et politique du fragment. Mais au lieu
 d’insister sur l’aspect moralisateur du geste d’Héraclite, le remuement dévoilerait un caractère
 plus pertinent. Le geste se découvre comme beaucoup plus philosophique, au-delà de son
 implication pratique. Il serait, en effet possible d’alléguer qu’Héraclite qui juge « le Polèmos
 comme roi de toutes choses »33, privilégie en matière d’affaires humaines une certaine forme
 de conflit, dans la mesure où tout conflit est cause de l’unité. Dès lors, il y aurait chez lui une
 forme salutaire d’agitation. Les anecdotes inviteraient donc non pas seulement à le considérer
 comme un sage-politique, réformateur et moraliste, mais plutôt comme un « agitateur », un
 « remué », en insistant sur le caractère conflictuel et contradictoire de sa philosophie, pour
 autant qu’on reconnaisse que le conflit est nécessaire en tant que garant de l’unité. Ces
 considérations, Pradeau se les autorise en s’appuyant sur les analyses de N. Loreaux, dans La
 cité divisée, où l’auteur montre « comment Héraclite oppose ici à la faction et à la dissension,
 à ce que les Grecs nommaient stasis et tenaient pour le principal des maux politiques, une
 forme salutaire d’ « agitation » politique »34. En effet, N. Loreaux dans un article intitulé
 « Cratyle à l’épreuve de Stasis »35, met en avant l’implication cratyléenne et héraclitéenne
 dans les considérations de Platon sur le verbe stasiazô, qu’elle propose de traduire par
 « station » au sens où il semble s’opposer à ce qui a trait au transport phora.36 Or, nous
 l’avons souligné, qu’Héraclite soit le partisan du flux universel, c’est l’idée la mieux attestée
 par la tradition, et c’est du reste en ce sens qu’on interprète généralement le geste d’Héraclite
 remuant le cycéon, à la suite de Théophraste qui fait appel à Héraclite pour justifier la thèse
 du mélange et du mouvement. De plus, nous retrouvons le dialogue Cratyle qui, nous l’avons
 esquissé plus haut, semble régir la vision d’Héraclite dans nos anecdotes, vision qui sera
 amplifiée par le truchement d’Aristote. Or, que nous dit N. Loreaux ? En s’appuyant sur
 l’analyse de Socrate des termes sigma (nom) et tau (son), elle souligne le fait que le terme
 stasis sonnait forcément d’une façon ambivalente aux oreilles grecs : « […] c’est
 irréversiblement sur le mode de la contradiction que s’ouvre le mot stasis. Contradiction du
 mouvement et de son contraire, donnée à entendre dans le corps du nom lors même que les
 protagonistes du dialogue voudraient, pour stasis, s’en tenir à une seule signification. [..] la
 simple analyse du corps du nom suffit à invalider la fiction du sens unique »37. Nous voilà
 peut-être au plus proche du geste d’Héraclite. Ce geste qui nous est apparu à un premier
 niveau comme fondamentalement moral, Héraclite donnant une leçon de frugalité à ses
 contemporains. Voilà qu’apparaît, à travers les analyses de N. Loreaux, un Héraclite
 « agitateur », ambivalent, dont le geste proprement philosophique est d’asseoir l’unité sur la
 contradiction, le paradoxe, le double sens. Loin de prôner une concorde placide et de n’être
 qu’un donneur de leçon morale, Héraclite est plus que cela. L’ambiguïté du terme stasis,
 cristallise la problématique de sa théorie des opposés : la véritable leçon des anecdotes et du
 fragment 125. Ce terme, selon les analyses de N. Loreaux, est fondamentalement ambigu et le
 philologue comme l’historien se sont empressés de l’enfermer soit dans une logique
 linguistique, soit dans une logique sociale38 qui ne rend pas compte de l’ambivalence du
 terme, capable de signifier à la fois la station immobile, mais aussi le mouvement, la
 tourmente, voire la guerre civile selon l’ambivalence de ce terme chez Alcée (fr.326) où l’on
 ne sait pas bien s’il désigne la « position » des vents et la guerre civile qui les lances les
 hommes les uns contre les autres, ou peut-être leur rapport, comme on parle du moment de
 deux forces, dans l’annulation des mouvements opposés -vent contre vent. »39 N. Loreaux,
 selon un point de vue véritablement philosophique, rétablit l’ambivalence du terme stasis qui
 en exprimant la tension des opposées semble se rattacher tout d’abord à Cratyle, mais aussi
 plus fondamentalement à Héraclite, et à sa théorie des opposés. Dès lors surgissent à l’horizon
 du Cratyle, qui forme l’horizon même de nos anecdotes, les fragments très héraclitéens du
 conflit :
 « Toutes choses  naissent
 de la discorde [
 ou « la guerre
 est le père  de toutes choses, et de toutes choses il est le roi "
 
 (Fr.53) et « Il faut savoir que la guerre
 est ce qui est commun , et qu’elle est éprise
 de justice ; ainsi, toutes choses sont engendrées
 et rendus nécessaires par la
 discorde »  .
 Dès lors, on comprend pourquoi Nietzsche a pu s’exclamer à propos de la théorie des
 contraires d’Héraclite : « C’est la bonne Eris d’Hésiode ! »42. Car si, à travers les anecdotes,
 Héraclite nous est apparu d’abord comme un sage plutôt moraliste, dont l’action avait une
 portée éminemment politique (dans la version de Thémistius et, en un sens très proche dans la
 version de Plutarque, avec néanmoins quelques différences) ; en un second temps, les
 analyses du Fragment 125 dévoilent plusieurs explications. D’une part, que le geste dans le
 fragment 125 relève de sa conception philosophique du mouvement universel et que le cycéon
 surgit dans ce fragment comme un exemple contribuant à la thèse du changement perpétuel
 des choses. Contexte physique qui suggère, sans le montrer explicitement, que la pensée
 héraclitéenne couvre un champ très large, physique, éthique, politique, métaphysique,
 distinctions qui n’étaient absolument pas conçues en ces termes par Héraclite, d’où
 l’extraordinaire unité de sa pensée fondée sur sa théorie des opposés, et le jeu des mots à
 double sens.
 D’autre part, en reniant l’image purement moraliste d’Héraclite, Pradeau nous a mis sur la
 voie de l’interprétation de N. Loreaux. S’il faut attribuer, comme l’invite les anecdotes à le
 faire, un rôle politique à Héraclite, une signification à son geste, il semble qu’il faille se
 tourner vers l’ambivalence du terme stasis qui, dans le Cratyle, témoigne de fortes
 résurgences héraclitéennes. C’est précisément la théorie du « conflit héraclitéen », fondée sur
 une vision antagoniste des contraires qui constitue la clé fondamentalement problématique de
 la pensée d’Héraclite, et que l’on retrouve naturellement dans les textes de tradition que nous
 avons analysés. Selon ces considérations, il semble qu’il faille prendre la mesure du geste
 d’Héraclite et lui attribuer une forme de rôle social, qui se laisse saisir en filigrane, derrière
 les analyses mises à jour à partir des anecdotes et du fragment 125. Par ses analyses, N.
 Loreaux nous laisse entrevoir un Héraclite plus agitateur, plus perturbateur : il est celui qui
 brise le repos, exalte le conflit pour voir surgir l’unité du logos, la concorde qui ne peut naître
 que de la discorde, l’Eris. Cet Héraclite, exaltant le conflit, la guerre des opposés, le « jeu du
 monde » est un Héraclite qui a toutes les chances d’être le bon ou le vrai, puisque les
 fragments sur la discorde caractérisent l’originalité de sa théorie des contraires.
 A partir de ces considérations surgit alors un Héraclite moins moraliste que ce qui apparaît
 d’abord à travers les anecdotes. L’exaltation du conflit et des opposés empêche une vision
 trop simpliste, trop paternaliste aussi, telle qu’elle apparaît dans l’anecdote de Thémistius.
 Celle-ci n’esquisse qu’un versant du tableau, trop politique pour que la pensée héraclitéenne
 puisse se laisser résumer ainsi. D’autant que si la tradition penche pour une vocation
 politique, celle-ci à toutes les chances (malgré Thémistius) d’avoir été ratée. En
 effet, Héraclite aurait refusé le rôle politique qui lui échouait, pour aller vivre loin des
 hommes, d’où sa légendaire misanthropie doublée d’orgueil et sa nature mélancolique
 exacerbée. La fonction sociale d’Héraclite laisse donc perplexe. Mais surtout, il semble que
 c’est davantage dans son rapport à la religion populaire que dans son aura de sage politique
 relatée par l’anecdote de Thémistius qu’il nous faut chercher le Héraclite le plus
 vraisemblable.
 
 IV
 
 Les anecdotes relatives au cycéon et les analyses N. Loriaux poussent donc à interpréter le
 geste d’Héraclite comme un geste proprement philosophique, d’exemplification de la théorie
 des contraires, de l’ambivalence des choses. En mettant en exergue l’équivocité du terme
 stasis, N. Loriaux nous met sur la voie de l’ek-stasis, de l’extase45, de l’enthousiasme, de
 l’inspiration émanant du dieu. De plus, le cycéon de Plutarque, composé de trois éléments,
 n’est pas loin de nous donner la clé des contraires, tout en invitant à saisir le caractère initié
 du sage Héraclite. Car, s’il y a bien opposition entre deux termes chez Héraclite, par exemple
 entre « vivant et mort », « endormi et éveillé », « jour et nuit », « hiver et été », « concordant
 et discordant » etc., il y a aussi identité garantie par le logos, qui réalise l’unité des contraires.
 Or Plutarque, comme nous l’avons souligné plus haut, traite de trois47 éléments pour la
 composition du cycéon, alors que l’anecdote de Thémistius, qu’il faut à présent écarter, n’en
 évoque que deux. Parce que Plutarque attache une importance au symbole, sa recette du
 cycéon ne peut-être anodine. Elle semble même, par analogie, la solution à la compréhension
 des contraires. Le pouliot pourrait être considéré comme symbole du logos, « de cette loi du
 devenir », unité des contraires. De plus, Plutarque passe pour avoir été initié aux mystères
 d’Eleusis. Il nous raconte même quelles furent ses impressions49 lors de son initiation.
 L’absorption du cycéon au pouliot semble donc bel et bien relever d’une initiation mystérique
 et mystique. Le rôle social d’Héraclite est alors à chercher non pas dans son versant
 politique mais plutôt dans son versant mystérique, dans son rapport ambigu à la religion
 traditionnelle et aux cultes du mystère liées à Eleusis et Déméter.
 De plus, nous avons bien vu que le Fragment 125 et les anecdotes de Thémistius et
 Plutarque se rapprochent indéniablement. Or, il existe deux autres traces de cette tradition
 relative au Cycéon d’ Héraclite. Tout d’abord, il apparaît qu’Epicure aurait nommé Héraclite
 « Perturbateur » dans le livre IX , 8, de Diogène Laërce . Le contexte de cette
 citation étant difficile, contentons nous de constater que l’histoire du cycéon (sous la forme
 des anecdotes de Thémistius, ou par le fragment 125 généralement reconnu authentique) est
 fortement enracinée dans la tradition. Par ailleurs, on voit qu’Héraclite est assimilé par ce
 surnom à la boisson même, comme si celle-ci suffisait à le résumer. Ce qui n’est pas sans
 analogie avec la fin de l’histoire de Thémistius.
 Enfin, le dernier texte qui relate l’histoire du cycéon est celui du Lucullus, ouvrage de la
 Renaissance souvent consulté à cette époque52, jouant sur l’opposition entre Démocrite le
 philosophe qui rit, et Héraclite le philosophe qui pleure, qui se lamente sur le sort des
 hommes :
 C’est tout cela qui me tire des larmes, et que rien ne soit stable et que tout soit mêlé comme dans un
 cycéon ; et qu’identiques soient plaisir et douleur, connaissance et ignorance, grand et petit, haut et
 bas qui circulent périodiquement et s’échangent selon le jeu du temps. (Trad. J.-P. Dumont. p. 107)
 Zeller, dans son chapitre sur « L’écoulement des choses » chez Héraclite, traite la
 métaphore du cycéon dans son rapport au mouvement : « C’est pourquoi Héraclite compare
 le monde à une mixture qui a besoin d’être remuée, et la force organisatrice du monde à un
 enfant qui en jouant va de côté et d’autre avec les jetons », et relève, dans sa note, les textes
 relatifs à l’histoire du cycéon que nous venons de présenter. A la suite de la citation du texte
 de Lucullus (ci-dessus), il suggère qu’ « il est très probable qu’il n’y a pas de rapport entre
 cette doctrine et l’anecdote de Plutarque »54. Pourtant, il est également possible qu’un rapport
 existe, dans la mesure où ce texte peut-être directement inspiré du Fragment 125 et de
 Théophraste, et de son explication physiologique et mélancolique du caractère d’Héraclite.
 D’ailleurs, le philosophe qui pleure comme Héraclite est décrit dans ce texte. N’est-il pas
 l’héritage exacerbé des analyses de Théophraste et du Problème XXX d’Aristote, dont elles
 sont probablement inspirées ?
 Du reste, J.-P. Dumont suggère dans ses notes un rapprochement explicite entre les quatre
 textes mentionnant le cycéon d’Héraclite, auquel nous y avons joints l’anecdote relative à
 Epicure. Mais surtout, J.-P. Dumont, avec un certains nombre de commentateurs, propose de
 rapprocher le cycéon d’Héraclite du cycéon d’Homère, chez qui il est représente la boisson de
 jouvence du vieux Nestor. Par analogie, donc, le fragment signifierait que le monde doive
 connaître un perpétuel mouvement pour ne pas mourir.
 Si l’histoire du cycéon apparaît à travers une tradition toute aristotélicienne, elle provient
 sans doute d’influences beaucoup plus profondes sur la personne même d’Héraclite, et dont la
 tradition ne se fait finalement que le relaie pur et simple. Le fragment 125 pouvait et devait se
 trouver dans le livre même d’Héraclite, comme l’invite à le penser la mention de la boisson :
 le cycéon. Dès lors, cette image d’un Héraclite enthousiaste, en extase, c'est-à-dire
 littéralement hors de soi, n’est pas seulement une image héritée d’Aristote, mais témoigne,
 sans doute, du versant proprement mystique de notre penseur. La profession de son logos s’est
 faite sur le mode d’une inspiration divine. Héraclite, n’est pas loin de nous apparaître comme
 un Myste58, un prophète détenteur de la vérité du logos qu’il cherche à dévoiler aux hommes.
 Cette interprétation d’Héraclite dans son versant mystérique et mystique se trouve attesté par
 certains commentateurs. D’une part, G. Colli59, reconnaît dans le fragment 125, une
 ascendance dionysiaque, sur le penseur d’Ephèse. On sait que le culte de Dionysos, introduit
 en Grèce vraisemblablement plus tard que celui d’Apollon, est le fruit d’une relation
 interculturelle des Grecs avec l’Orient. Or, C. Ramnoux, dans un article intitulé « Un épisode
 de la rencontre Est-Ouest, Zoroastre et Héraclite », insiste sur l’héritage babylonien et iranien
 de la conception du feu chez Héraclite, tout en soulignant que cela peut également provenir
 d’un aspect beaucoup plus grec, à savoir les mystères classiques et influences orphiques.
 Elle s’attaque au problème « irritant » (souligne-t-elle), qui nous occupe également ici, du
 rapport d’Héraclite à la religion, à partir de deux fragments, 14 et 15, au coeur de la
 polémique. Les difficultés liées à ces fragments sont nombreuses, et les commentateurs ne
 retiennent pas la même chose, cherchant à extirper ce qui est héraclitéen de ce qui relève du
 Père chrétien Clément d’Alexandrie. Nous donnons ici, les versions de G. Colli :
 
 FR.14 : Pour qui réellement prophétise Héraclite d’Ephèse ? A- « pour les vagabonds de nuit
 » Il menace ceux-ci de ce qui est après la mort, à ceux-ci il prédit le feu. B-
 « Sans sacralité en vérité, ceux-ci sont initiés aux mystères qui se pratiquent parmi les hommes. »
 FR.15 : Si la procession n’était accomplie pour Dionysos, et si l’hymne chanté ne lui était adressé,
 en réalité, ils manipuleraient sans aucune vénération des objets vénérables.
 
 Mais Hadès et
 Dionysos c’est le même dieu, pour qui ils entrent en fureur et mènent la bacchanale. Clément d’Alexandrie, Protreptique, 2,
 34, 5.
 Les divergences d’interprétation sur ces fragments sont énormes. Nous ne pouvons les
 résumer toutes ici. Cherchons plutôt quelle posture interprétatives nous pouvons adopter en
 conservant comme fil conducteur le caractère symbolique du Cycéon, boisson de l’initié. Sans
 faire remonter Héraclite jusqu’à la doctrine de Zoroastre et sa conception du feu61, sans non
 plus considérer Héraclite comme un penseur moraliste, et en prenant en considération le
 caractère extrêmement critique et polémique de nombreux fragments, comme le souligne D.
 Babut62 dans ses études, il faut reconnaître à propos du fragment 14 :
 - que la vérité d’Héraclite s’adresse à des initiés de toutes sortes. Sa doctrine ne peut
 donc être saisie que par ceux dont l’âme est « pure » - En second lieu (14b), la seconde phrase est un jugement purement critique adressé à la
 façon dont les hommes pratiquent le culte des divinités.
 Ces considérations doivent être mises en rapport direct avec le fragment 15 où, selon toute
 vraisemblance, Héraclite précise cette critique :
 - Tout d’abord, il apparaît que ce fragment trouve une excuse à la conduite des hommes,
 lors des processions dionysiaques, qui consistait en des cortèges, précédés de joueurs
 de flûte, exhibant des phallus, en l’honneur de Dionysos. Or, s’il faut rejeter, comme
 nous l’avons vu, l’idée d’un Héraclite moralisateur, effrayé par leurs comportements
 dénués de pruderie, il faut alors comprendre que ce n’est pas tant l’exhibition des
 phallus qui choque Héraclite, que le caractère non totalement « sacré » de leurs rites.
 - Néanmoins, cette cérémonie reste sacrée, car elle est en l’honneur de Dionysos (« si ce
 n’était pour Dionysos »), et c’est dans la seconde phrase que se trouve la justification
 de leurs comportement : Hadès est identique à Dionysos. Du coup, la cérémonie reste
 valable, et la « fureur »  sacrée est justifiée comme relevant directement de
 Dionysos.
 
 On devine à travers ces deux fragments toute la difficulté à saisir en quoi consiste
 exactement la critique héraclitéenne envers les cultes et rituels populaires. S’il est peut-être
 trop difficile de tenter de déterminer la nature exacte de cette critique, il faut alors se contenter
 d’observer qu’Héraclite prône lui aussi une initiation, mais dans des conditions différentes.
 Peut-être dénué du faste propre aux cérémonies, il inviterait à une communion et à une
 possession par le dieu, beaucoup plus intime, en marge des rituels classiques : mantique
 apollinienne et enthousiasme dionysiaque se confondant dans une seule initiation. Le geste
 héraclitéen est donc avant tout religieux, mais d’une religiosité marginale par rapport aux
 cultes en vigueur. Toutefois, Héraclite n’a pas autant fustigé les rituels de ses contemporains
 que ne l’a fait Xénophane de Colophon. Néanmoins, on peut vraisemblablement supposer
 que, comme ce dernier, il ne reconnaissait qu’un seul dieu, identifiable au Feu-Logos64, et que
 même s’il usait encore des noms des dieux populaires, sa compréhension en était différente.
 Dans son vocabulaire, les dieux ne signifient plus que l’identité des contraires (Hadès et
 Dionysos), ils sont en fin de compte identifiés avec l’explication physique du monde. Il
 apparaît donc raisonnable de parler avec C. Ramnoux d’une « mutation héraclitéenne »65,
 c'est-à-dire d’un vocabulaire encore largement tributaire de la religion populaire, mais ne
 désignant plus exactement la même chose. Héraclite est le prophète d’une vérité qui n’est plus
 totalement religieuse, mais qui est déjà d’ordre philosophique. L’écart, qui semble caractériser
 sa position vis-à-vis de la religion, n’est pas sans être emblématique de l’ambiguïté
 qu’entretient la philosophie avec la religion dès sa naissance.
 Par ces considérations se laisse dévoiler chez Héraclite une pensée déjà philosophique mais
 encore embuée de religion et, surtout, tributaire de la notion de sacré : le Hiéros Logos66. Dès
 lors, on doit comprendre son Logos dans cette dimension prophétique et mystique. Reste à
 savoir ce qui produit cet enthousiasme ?
 Cette question nous ramène au coeur du cycéon et au rôle du « pouliot » dans cette mixture
 archaïque. En effet, une des polémiques qu’entretiennent les érudits à propos de cette boisson
 est de savoir s’il contenait une substance à même de susciter des transes, capables de
 transcender l’homme possédé par le Dieu. Or, il ressort des analyses très précise de A. Delatte
 qu’il n’y avait dans cette boisson rien d’autre que de l’eau, de l’orge et du pouliot. Certes,
 d’autres recettes sont connues, notamment avec du « vin noir », ce vin se trouvant être
 rattaché à Dionysos, ceci expliquant en partie l’ivresse divine des bacchantes. Mais, par
 ailleurs, le mythe relatif à Déméter refuse explicitement l’absorption de vin. Du coup, si la
 recette de Plutarque est celle des mystères, il faut admettre avec Delatte que la possession
 divine advenait sans l’aide d’aucune substance. Le « pouliot » possédait certes des vertus
 thérapeutiques, d’où le fait que cette plante était considérée comme une panacée67, mais il n’y
 a rien ici qui permette d’expliquer un enthousiasme exacerbé : « Convenons donc que la
 présence de cette plante aromatique s’explique simplement par une vieille recette culinaire :
 l’assaisonnement est digne du mets par sa simplicité. »68. Si donc le geste d’Héraclite relève
 de l’enthousiasme, ce n’est pas parce que l’absorption du Cycéon lui procure, telle une
 drogue, les vertiges du Divin, mais bien plus parce que cette boisson, par sa frugalité même
 participe d’une pratique de jeûne : « D’une façon générale, j’estime qu’on a beaucoup
 exagéré le rôle et la valeur mystique de l’absorption du cycéon, tout au moins à l’époque
 archaïque et surtout préhistorique. J’attribuerais une importance beaucoup plus grande […]
 
 au jeûne. Le jeûne est un élément essentiel de la préparation à la réception des mystères, au
 moins aussi important que les sacrifices, libations, ablutions, ventilations et rites de
 contact »69.
 Si donc, à travers l’histoire du pouliot, le fragment 125 et les critiques des fragments 14 et
 15, Héraclite nous apparaît comme étroitement lié aux mystères et, par là, à une mystique
 relevant d’Eleusis et de Déméter, c’est qu’il a élaboré sa pensée à partir de ce fond culturel
 commun (cultes populaires et cultes à mystères) dont il a vraisemblablement tenté de
 s’extirper, en prônant une ascèse philosophique différente. Cet aspect n’est pas sans le
 rapprocher de Pythagore, réformateur religieux et initiateur d’une secte philosophique. Car, si
 les mystères Eleusiniens insistent sur la vue (« Heureux qui a vu… »), selon l’expression
 consacrée à la révélation des mystères, l’épi de blé contemplé dans le rituel de l’époptie faisait
 directement suite à l’absorption du cycéon. Et Platon, dont toute l’oeuvre s’est faite à l’ombre
 du sanctuaire d’Eleusis, y insistera aussi. C’est la dimension « d’écoute » qui ressort des
 leçons héraclitéennes. Les préceptes de la secte pythagoricienne étaient qualifiés
 d’ « Acousmata », relativement à l’idée d’écoute, « l’acousmatikos » désigne d’ailleurs un
 pythagoricien novice qui se tait pour écouter le maître. Et on retrouve dans les fragments
 d’Héraclite cette dimension précise :  « à l’écoute » Fr.50) sans
 écoute » Fr.1), ( « j’ai écouté » Fr. 108) et encore(Fr.19, où Héraclite fustige
 les hommes : « Hommes qui ne savent écouter, ni parler »), toujours étroitement liée à la
 révélation du Logos  (Fr.108)). De plus, ces analyses laissent
 apparaître son versant mystique beaucoup de manière beaucoup plus claire que son versant
 politique – par ailleurs intrinsèquement liée à la notion de médecine. Du rapport d’Héraclite
 aux autres, nous sommes passés au rapport d’Héraclite à lui-même, c'est-à-dire au rapport de
 l’âme et du corps, lesquels débouchent sur la figure du philosophe-médecin. Le parallèle avec
 Pythagore reste donc tentant.
 Toutefois, la pensée d’Héraclite n’a pas donné naissance à un courant de l’envergure du
 pythagorisme, et surtout notre penseur critique explicitement ce courant dans le fragment 4070
 pour son savoir éclectique et érudit
 
 . Enfin, il faut noter que le thème orphicopythagoricien
 de la culpabilité est absent des fragments d’Héraclite71. Ce qui le distingue
 définitivement de Pythagore, et souligne à la fois son originalité par rapport aux autres
 penseurs Présocratiques (le Platon ‘pythagorisant’ reprendra cette idée de culpabilité que l’on
 trouve jusque dans le christianisme) mais aussi son caractère archaïque, lui qui, comme nous
 l’avons vu, exalte la guerre et l’honneur guerrier dans une tradition toute Homérique.
 
 V
 
 Avec Héraclite, rien n’est sûr. La complexité et le caractère fragmentaire des textes
 empêchent de prendre la mesure exacte des critiques acerbes adressées à ses prédécesseurs et
 contemporains. C’est donc dans la différence qu’il se dévoile le mieux. De ces considérations
 se dégage un Héraclite poète-prophète inspiré, plus myste que philosophe, dont le logos ne
 peut être saisi que dans une intuition (	, fr. 40) fulgurante et non pas seulement par la
 raison. Cette interprétation présentant un Héraclite mystique « tempéré » n’est pas inconnue
 des commentateurs. Clémence Ramnoux voit en Héraclite une mystique directement
 influencée par le courant de Zoroastre, comme nous l’avons évoqué. Et A. Delatte73 a déjà
 relevé avec réussite un enthousiasme propre à Héraclite, en soulignant son rôle dans la
 régénération de l’âme et sa réintégration dans le corps. En combinant ces analyses, on peut
 dire qu’Héraclite, en poète-prophète, prône un logos à l’image du dieu, c'est-à-dire dans une
 vue mimétique. Le logos humain tend à se rapprocher du logos divin, cela semble ne faire
 aucun doute, du moins dans notre hypothèse de lecture. Or on a précisément allégué74 que
 cette mimesis authentique, à l’horizon de son interprétation mystique, était la conséquence de
 la conception aristotélicienne de la poésie : « Car la poésie relève de l’inspiration »
 et plus généralement de ses propres analyses physiologiques dont auraient
 hérité Théophraste et toute la tradition que nous avons cherché à remonter. L’absorption du
 Cycéon était manifestement, dès l’origine, un geste mimétique en conformité avec celui de la
 Déesse Déméter, dans une volonté d’union avec la nature fr.43. Rien n’empêche donc
 de considérer que, bien avant Aristote, Héraclite, en recueillant dans sa pensée de nombreuses
 influences relatives aux mystères, ait prôné en poète un logos mimétique authentique. La
 tradition (Platon, Aristote, Théophraste, Plutarque, Thémistius, Lucullus…) ne faisant
 finalement que systématiser et conceptualiser (et après Aristote, par des analyses de type
 physiologique) ce qui se trouvait déjà en puissance dans le logos de l’Ephésien.
 Cette remontée de la tradition héraclitéenne, par les anecdotes et le fragment 125 relatif au
 Cycéon laisse entrevoir ce qu’a pu être le sage d’Ephèse : un poète prophète, dont le logos ne
 peut se saisir et se comprendre que dans la revendication d’une assimilation mystique au Dieu, par l’idée de mimésis authentique qui ne peut se comprendre que dans une pratique de
 l’enthousiasme visant l’extase. Dès lors, s’il faut attribuer une place à Héraclite dans le
 devenir de la philosophie naissante, nous serions tentés de lui attribuer celle du pouliot dans le
 mélange du Cycéon. Il est l’épice, le goût, la dose de sagesse mystique et enthousiaste, dans la
 grande mixture qu’est l’émergence de la pensée philosophique.
 
 Klèsis, Revue philosophique
 http://www.revue-klesis.org/pdf/Crepet.pdf
 
 Fabien Crépet (Paul Valéry, Master II)
 
 
 
 
 A consulter :
 
 Eternel retour, circularité, harmonie
 Philolaos
 http://corrigesdubac.blogspot.com/2010/11/philolaos-les-concepts-de-circularite.html
 
 Empédocle
 Harmonie, circularité chez Empédocle
 http://corrigesdubac.blogspot.com/2010/11/thematiques-philosophiques-circularite.html
 
 Le concept de L'Un, L'intériorité, approche philosophique
 Plotin
 Plotin, les Ennéades, le concept de 'l'Un", approche philosophique
 http://corrigesdubac.blogspot.com/2010/11/plotin-les-enneades-le-concept-de-lun.html
 L'âme comme médiatrice universelle de L'Un
 http://corrigesdubac.blogspot.com/2010/11/plotin-les-enneades-lintellect-ou-lame.html
 Le principe de l'âme et de l'intelligence, l'Un sa nature. Comment l'Un peut il être s'il ne participe pas de l'être? Plotin, les Ennéades
 http://corrigesdubac.blogspot.com/2010/11/le-principe-de-lame-et-de-lintelligence.html
 Etude comparative des hypostases de Plotin et des hypothèses de Parménide de Platon
 http://corrigesdubac.blogspot.com/2010/11/etude-thematique-lun-chez-plotin-etude.html
 
 Notions grecques essentielles en philosophie
 Logos sur la phusis, la métis, la polis, le kairos
 http://corrigesdubac.blogspot.com/2010/11/le-logos-sur-la-phusis-la-metis-la.html
 Le logos chez les grecs en philosophie
 Le logos grec
 Concepts rapportés au logos : Rapport et Raison
 http://corrigesdubac.blogspot.com/2010/11/le-logos-chez-les-grecs-en-philosophie_21.html
 La raison, la question de l'origine, le logos
 http://corrigesdubac.blogspot.com/2010/11/la-question-du-fondement-de-la-raison.html
 
 Les différentes écoles et courants philosophiques
 Héraclite, Pythagore et Epicure
 http://corrigesdubac.blogspot.com/2010/11/les-differentes-ecoles-p
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